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Préface
Table des Matières

 
 

 

Apprendre à frissonner

 

La personnalité du père de Marie avait effacé du quotidien celle de sa mère. Il décidait à la cravache de ce qu'il était bon de manger et de boire à table, des règles de maintien et vestimentaires. Ses deux filles acceptaient servilement le droit de vie et de mort qu'il s'était arrogé mais, en voulant préserver la petite Michèle des pires misères, Marie s'attirait ses foudres plus que de raison. Lourde et peu gracieuse à l'entrée dans l'adolescence, elle endurait les vexations. Deux fois par jour, elle étendait silencieusement la nappe, mettait le couvert, servait le repas, torchon sous le bras et débarrassait la table avant de laver la vaisselle en cuisine. Pour lui plaire encore, elle apprit à manier fer à repasser et aiguille à coudre. Elle priait tard le soir dans l'espoir que Dieu éclairât le cœur courroucé de son géniteur. Il lui arrivait de se dessaisir des rênes de despote et de l'entourer de ce qu'elle avait identifié comme l'amour paternel. Elle respectait l'état d'abandon de son corps quand il était couché près d'elle. Elle se levait sans bruit avant les six heures pour préparer le café et réveillait sa mère endormie sur une chaise de la cuisine.
Michèle agrémentait le foyer de sa gaieté. Marie avait délaissé sa poupée pour la chérir comme son propre enfant. Elle se réjouit secrètement que leur père finît par ignorer totalement sa cadette. Elle n'en aurait pas supporté la concurrence.

Guerre muette

Repu, je suis lyrique,
A jamais délassé,
Rompu au jeu lubrique
Que j'avais délaissé.

Silice jeta rageusement le stylo plume sur la page couverte de tâches brunes. Ses lèvres embrassèrent la cigarette. Il balança la nuque en arrière pour diffuser la nicotine jusqu'au cerveau. Il écrasa la cigarette et colla son front fiévreux sur la surface du bureau. Misérable et maudit. Il reprit le stylo, en mordilla la matière plastique puis écrivit quelques mots sur le cahier avant de les raturer l'un après l'autre. Aux coups appuyés sur la porte, il écrasa violemment la plume métallique qui vola sur le plancher. L'encre dessina une flaque noire sur la page du cahier. Massacra faufila sa tête rousse par l'entrebâillement de la porte. "Je ne fais que passer." Silice épongeait soigneusement avec un mouchoir en coton. Massacra jeta un oeil par-dessus son épaule. "Tu travailles ?" La grimace de Silice le surprit. "Tu n'y arrives pas ?
- Le Manoir n'inspire pas les divagations souhaitées mais j'apprécie les encouragements.
- Tu devrais te diversifier.
- J'écris sous influence quand je m'essaie au roman.
- Explore quand même ce terrain si la poésie ne te fait plus vibrer."
Silice esquissa un sourire résigné. Le professeur essuya ses lunettes. "Cria cuervos commence dans une vingtaine de minutes." Silice demanda machinalement : "Mutin ne regarde plus le match ?
- Il n'a pas tenu jusqu'au bout.
- Bon. Je te rejoins."
Il hésita avant d'ajouter : "Et toi, ça va ?" Massacra se contenta de poser un doigt sur la bouche et se retira. Silice s'allongea sur son lit, une cigarette coincée entre les dents. Les pensées s'amoncelèrent sans effort. Le désistement renouvelé de Julien à leur rendez-vous quotidien d'équitation avait fait suite à sa dispute avec Marie. La vie suivait le cours naturel refusé à la création littéraire. L'absence d'inspiration l'escorterait jusqu'à l'extrême bord de l'abîme insondable. (.../...)