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Préface
Table des Matières

 
 

 

Forêt close

Que s'éreinte le vent enragé sur les feuilles
Quand en moi monte le mal de vivre fidèle
Qui me promet mon destin à porter en deuil !
Oublié des plaisirs, je suis Polichinelle.

Marie jeta les morceaux déchirés dans la corbeille à papier. Elle avait surpris l'œil intrigué de Julien quand la lettre lui était parvenue avec le courrier du matin. Elle-même avait présagé du pire en déchiffrant les déliés sur l'enveloppe. Dans le confort de la Chambre Dorée, elle avait lu les mots surgis du silence de quatre années. L'instinct ne l'avait pas trompée. Gravement malade, son père espérait recouvrer auprès d'elle la douce sérénité d'autrefois. Dans l'écriture torturée s'étirait la promesse de rattraper le temps perdu par inadvertance. Marie avait constaté le chemin parcouru depuis la dénonciation publique de Julien. Elle rendait son géniteur démoniaque responsable du désastre actuel. Le verre brisé dans le Salon Pourpre avait annoncé la lésion profonde. Les menus fragments de papier consommaient la rupture inconsolable.
Son regard ne s'attacha pas au lit déserté par Julien. Elle descendit, pieds nus sur la pierre, les marches du Grand Escalier. La brise agita sa longue chemise de nuit sur le perron du Manoir. Elle longea le chemin de graviers jusqu'au bois de chênes-verts et choisit un énorme chêne pour s'y arc-bouter. Nimbé de vapeurs jaunâtres, le corps d'une vieille femme se balançait en mesure au-dessus de sa tête. Marie étreignit plus fort le tronc de l'arbre. Du fond de ses entrailles jaillit un râle lugubre quand des doigts potelés agrippèrent son poignet. Serrant une poupée décapitée sur sa poitrine naissante, l'adolescente menaçait d'émietter les os de Marie qui se laissa fléchir à terre. "Tu sais, toi, pourquoi je joue à la muette. Pour que papa ignore combien je l'aime." Marie haleta. "Tu mens, saleté ! Lâche-moi !
- Maman se promène à l'ombre des grands arbres."
La langue pendue de la vieille déforma le sourire de l'enfant. Le déploiement monstrueux de son rire résonna dans le crâne de Marie. Libérée de la poigne juvénile, elle sombra dans les feuilles tourbillonnantes.

Cocu coquin

De l'or passé rien ne résiste à l'indigence.
Te souviens-tu, ami, de ta petite enfance ?

Julien avait posé sur le bureau le pistolet. De grâce auréolée, huilée avec tendresse, la pièce de collection avait de minutieux mécanismes ressuscités par un antiquaire versaillais. La poignée de la porte pivota lentement. Un frappement bref, le silence puis une voix : Ouvre-moi. Julien en fixa la direction, serein derrière le bureau. "Je sais que tu es là. Je dois te parler." La porte trembla sous la morsure des pieds et des poings. Julien courba la tête, puisant de son torse la force de respirer. Le silence était revenu quand le vent souffla sur les vitres. Julien s'approcha et colla son oreille à la cloison. Les coups redoublèrent. "Tu vas ouvrir ou je défonce ta putain de porte ? Qu'est-ce que tu fous ?" Julien retourna au bureau, empoigna le pistolet en priant à la ferveur de son désespoir. La voix prit des tonalités familières : "C'est moi, Julien. C'est moi, Mutin. Je t'en prie, ouvre-moi cette foutue porte..." L'arme tomba sur l'épais tapis et Julien marcha jusqu'à la fenêtre. Il ne restait plus qu'un jour avant que la lune n'atteignît sa ronde plénitude. Egaré dans le frémissement des feuillages du parc, il s'envola à plusieurs lieues du Manoir. (.../...)