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Préface
Table des Matières

 
 

 

Scalpel de l'âme

Toi qui as jugé mes péchés,
Crois-moi. A tout poids sa balance.
Toi qui ne pèseras jamais,
Crois-moi. J'envie ton innocence.

Enchâssée dans un écrin de velours mauve, Balkis endurait le traitement des rayons solaires qui dardaient à travers la fenêtre. Le sommeil lui refusait sa visite. Elle disséquait le profil psychologique de Cécile, la dernière personne pourtant à qui elle souhaita consacrer sa patience démesurée. Jamais les deux femmes ne s'étaient appréciées, toujours elles avaient mené une guerre feutrée dont la rivalité autour de la conquête d'Angèle n'était qu'une péripétie. Leur philosophie respective était-elle à ce point irréconciliable ? Cécile ne s'était même plus donné la peine de feindre durant la partie de bridge de la veille. Bien sûr que Balkis était prévenue contre leur partenariat imposé mais Cécile avait violemment dénoncé le statu quo qui participait à la tranquillité de Julien. A moitié dévoré par son incurable cynisme, Mutin avait par ailleurs évoqué l'incident dans la cave. Que Cécile refusât de paraître à table pour une histoire de bouteille cassée l'avait surprise. Elle soupçonnait le sujet d'examen passionnant... passionnant comme chaque être pensant du Manoir pris séparément. Angèle, Sanctis, Massacra bloqués sexuellement... Silice, Gorbuth, Marie et leur enfance traumatique... Gorbuth qui s'était réjoui du face-à-face houleux avec Cécile avant que la défaite au jeu n'éradiquât ses derniers hoquets. Mutin enfin à la cruauté congénitale... Une seule personne prétendait à l'équilibre comportemental, Julien qui, par l'exclusion volontaire, échappait à la pesanteur de l'atmosphère qu'il avait contribué à renforcer.
Balkis classait les fissures avec la lucidité clinique qui l'avait renseignée sur les siennes. Elle ne faisait pas exception à la règle, elle aussi traînait un handicap. Coincée entre son essence réelle, ses aspirations et l'image perçue par les autres, elle ne disposait que d'un espace restreint pour se mouvoir. Engoncée dans le confortable fauteuil de velours, elle exposa ses pupilles anthracites à la lumière et rit nerveusement. Ni devineresse ni astrologue, elle souffrait de ne pas mieux cerner la pathologie de Silice.

La Plume de feu Antoine de Marnac

L'amitié a besoin de secours : elle périt faute de soins, de confiance et de complaisance. Jean de La Bruyère.

En 1699, Louis Le Beaussaint mettait la dernière main à son ouvrage de vénerie. Durant les journées de gravitation autour du labeur, il avait noirci les pages de son calepin à peau de chèvre de nombreuses reproductions de gravures de chasse. L'aisance de son vieux compagnon, Antoine de Marnac, avait suppléé à ses déficiences littéraires. Aux échanges techniques s'étaient souvent mêlées les évocations tragiques de leur épouse trop tôt disparue. Fuyant les atteintes au culte, la compagne d'Antoine avait, comme tant d'autres fidèles, rejoint la Hollande pour y mourir. Sur ses propres terres, les paysans bafouaient l'autorité de son régisseur en ne s'acquittant plus des amendes et redevances. Louis le catholique lui avait conservé son affection et offert le Manoir des Sangliers pour asile. En apprenant de ses serviteurs que la population de Morgueil, mécontente de la cherté du blé et de l'intransigeance des gabelous, priait Dieu de les libérer d'un seigneur complice de l'hérésie, il se contenta de hâter l'éclosion de son grand œuvre. La rumeur dont il avait déjà sondé les abysses acheva de prévenir le Huguenot contre le genre humain.
A l'heure où Louis s'assoupissait dans la Chambre aux Masques, les assaillants investirent le parc en agitant leurs torches. Alerté par la clameur, il descendit à leur rencontre et fut molesté sous les yeux effrayés de ses enfants. L'incendie se propagea avec impatience dans le Manoir. Le Chevalier de Morgueil profita du repli anarchique des rebelles soudainement terrifiés par leur audace pour se jeter au milieu des flammes et tenter de sauver le manuscrit que son ami annotait la nuit. En dépit de leurs efforts courageux contre l'expansion du feu, les familiers du seigneur extrairent de la Chambre aux Arcs les corps asphyxiés des deux chevaliers : Antoine de Marnac affalé sur un prie-Dieu pour une ultime génuflexion et Louis Le Beaussaint aux doigts crispés sur une liasse brûlée. (.../...)