Page d'AccueilÉcrire au WebMaster
Page Suivante
Page Précédente
Préface
Table des Matières

 
 

 

Point de fuite

Tu végètes à la proue du vaisseau céleste
Dans le dédale véreux des vérités lestes.

La voiture ralentit dans l'artère déserte. "Je te dépose devant la poste. Tu vois, la librairie est en face. Je t'attends au café de la mairie. Tu sais où il est ?" Quand Mutin eut disparu au bout de la rue, Massacra sortit de la poche intérieure de sa veste la lettre adressée à sa mère. Il la glissa dans la boîte postale et, s'assurant encore que personne ne l'observait, poussa les portes battantes de l'agence. Mutin se gara sur la place de la mairie. Ayant chaussé des lunettes noires, il se dirigea vers le café dont la façade extérieure ne donnait guère un aperçu réjouissant de Morgueil. Il s'attabla loin du comptoir et des deux villageois qui s'acharnaient sur le billard. Il s'attarda sur la silhouette de la serveuse avant de commander un pastis. Soucieux d'entretenir la forme pour Stéphanie, il avait renoncé au tabac. La sécheresse de sa gorge lui prouvait l'inutilité du sacrifice. Au vu des convulsions nerveuses de sa main, il concéda même qu'il n'aurait jamais dû arrêter. Lorsque la jeune femme claqua le verre sur la table rectangulaire, il l'imagina nue et jambes écartées. Elle empocha le pourboire en articulant un merci pathétique. Le postérieur qui repartait derrière le comptoir n'était pas aussi excitant que celui de Marie... Mutin s'accrochait obstinément à la conviction que Julien ne soupçonnait rien de sa duplicité même si les signes de fatigue étaient manifestes depuis la déclamation grotesque de la veille. Il leva bien haut son verre vide à l'attention de la serveuse.
Massacra insista nerveusement : "C'est quand même leur quatrième. Bien sûr que je n'ai rien contre Chantal mais je m'inquiète de son âge... Je te l'ai dit mille fois, ce sont d'anciennes élèves... Oui, très agréable. Il fait chaud. Tu entends ce que tu me dis ? Je ne sais pas quand : dans moins d'une semaine en tout cas. Pourquoi cries-tu ? Max court après un écureuil, oui... La maison me manque. Bien sûr que tu me manques aussi. Je t'ai posté une lettre aujourd'hui. Oui, je t'embrasse, Maman. A bientôt." Il reposa le combiné d'une main tenaillée par l'impatience.
Trois verres formaient un triangle isocèle sur la table de formica quand il rejoignit Mutin. "Que veux-tu boire, Massacra ?
- Je prendrai un pastis avec toi."
Mutin commanda à distance et se pencha vers Massacra. "Vise son cul !" Il s'étonna de son manque d'attention. "Tu as trouvé ce que tu voulais ?" Pendant que le professeur exhibait les revues achetées, la serveuse apporta les consommations et débarrassa la table des verres vides. Massacra s'empressa de régler la note et Mutin trinqua avec reconnaissance. "Toi, vieux prof, tu es un vrai frère." Il indiqua la direction de la fille de salle qui s'éloignait avec le plateau. "J'ai pas raison ? Elle est presque aussi belle qu'une bouteille de gin !" Massacra acquiesça d'un mouvement quasi imperceptible de son menton imberbe.

La Croix de Marie d'Albarelle

C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi. Molière.

En 1656, Martial Le Beaussaint se désespérait de n'avoir aucune descendance. A l'exemple de Pierre des Tomberets, il avait distribué les dons sans compter et le Ciel n'avait pas daigné s'en contenter. Il laissait la rumeur accuser Marie d'Albarelle de stérilité, médisance qui aurait dû englober ses prétendues maîtresses puisque nul bâtard n'était venu par ailleurs flatter la virilité du Manoir des Sangliers. En adoration devant son époux, Marie acceptait la calomnie. Estimant les pèlerinages insuffisants, elle s'était attachée sa vie durant à rester séduisante pour entretenir la tendresse de Martial. Avec le concours secret de la guérisseuse, elle lui avait fait ingurgiter maintes poudres connues pour favoriser le délacement de l'aiguillette. Bien qu'elle couvrît chaque soir le bas-ventre de Martial d'un onguent à base de mandragore, le mal persistait à lui nouer les entrailles.
Une nuit où, agenouillée devant l'autel de la chapelle privée, Marie suppliait la Sainte Vierge de lui accorder la grâce d'être mère, une vision se dessina à la lueur des cierges. Dieu lui enverrait l'esprit saint par le truchement de l'un des serviteurs du château. Elle ne se souciait pas d'accueillir un amant pour se faire engrosser si les autres incantations se révélaient inefficaces : son cœur se berçait de la fierté de son mari à présenter le futur nouveau-né au pays de Morgueil. Elle lui rapporta le message divin avec tant d'exaltation que Martial ne tergiversa pas. Il rossa Marie pour l'essence diabolique de son subterfuge. Les paysans s'étaient réjouis que le Très-Haut exauçât leurs prières silencieuses en précipitant la malemort sur l'épouse languide. Ils s'étonnèrent que le Chevalier de Morgueil ne se remariât pas et mourût des fièvres une poignée d'années plus tard, sans nulle postérité. (.../...)