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Préface
Table des Matières

 
 

 

Audace amoureuse

Il tutoyait une Marie qui n'existait plus.

Les événements s'étaient précipités depuis les fiançailles et je craignais encore que mon bonheur ne prît le large. Je me levai dans l'obscurité pour épier son sommeil. Le satin frémissait à sa lente respiration. Elle était belle, mon épouse devant Dieu et les Huîtres. Elle avait accepté la pesanteur de mon corps auprès du sien. A travers le voilage du hublot, le reflet de la lune brillait sur les eaux du fleuve. Je songeai à mon père que j'avais arraché à la clinique pour la cérémonie : avait-il connu pareille passion pour ma mère ? La pudeur m'empêcha d'y réfléchir plus avant. Je retournai enlacer mon épouse sous les draps. Elle déplaça son bras sans se réveiller. Je souris contre son épaule, la mordis presque. Elle était femme, je n'étais qu'un gamin informe mais des liens puissants nous unissaient.
Nous nous disputâmes à Abou Simbel. Elle n'avait pas apprécié de recevoir à l'hôtel de Louxor une lettre amicale de Balkis. Au pied du colosse de Ramsès, elle vitupérait : "Où faut-il se cacher pour avoir la paix ?" Je lui fis remarquer qu'au Caire, le télégramme de Mutin n'avait pas autant menacé sa quiétude. Son regard lesté de khôl me foudroya. Puis, elle me montra son dos criblé de grains de beauté en gage de colère.
Elle raffolait du pain égyptien qu'elle déchirait de ses dents blanches et m'interrogeait à la manière d'un enfant : "Tu es sûr de ne pas en goûter un morceau, mon chéri ?" Je riais de bon cœur en la comparant à l'une de mes vieilles tantes plutôt gourmande et elle finissait par s'irriter parce que le flagrant délit s'inscrivait en faux sur la stricte discipline qu'elle s'infligeait par ailleurs. Elle consacrait un temps incalculable au miroir à se maquiller, se démaquiller, se remaquiller et cetera. Son orgueil à vouloir me plaire me remplissait de fierté et puis, elle débordait de tendresse pour moi. Elle m'aimait autant que je l'aimais. Sur l'île de Philae, je lui confiai le désir qu'elle portât notre enfant.

Branche mère

Je les avais pourtant enchaînés à ma peur.
Je les avais pourtant couchés nus sous les fleurs.
Misérable ! Cœur écartelé et soumis !
Droite comme le cyprès, ton âme est ravie !

Le professeur jouissait de la respectabilité des notables. Ainsi qu'il lui plaisait de le croire, l'arbre vénérable aux racines inhumées dans une chambre de bonne parisienne avait déployé ses branches prodigues en bourgeons roses jusqu'à la voûte du ciel. La voie politique s'annonçait comme le sacrement d'une carrière menée de main de maître. Fondée sur la certitude de détenir la vérité, sa foi en l'existence se déclinait sur les modes du savoir-vivre et de la culture. Les retrouvailles au Manoir avec ses anciens élèves de seconde témoignaient de sa sociabilité. A s'autoriser un échec, il penchait mollement pour celui de sa vie privée. Il ne sous-estimait pas le feu dévastateur des rumeurs. Il serait pitoyable si la réprobation venait récompenser son sens civique. Comment la sève rejaillirait-elle du tronc sectionné ? Le spectre de l'arbre nain, empêché et stérile dans la vision apocalyptique, le poursuivait jusque dans la lecture de la Renaissance Littéraire. Il s'installa derrière le secrétaire avec l'intention d'écrire à sa mère. Il avait dressé un constat lapidaire : aucune femme ne pouvait égaler la source de lumière maternelle. La dette contractée envers elle ne serait jamais effacée. Si ses frères et sa sœur ne lui rendaient pas justice, lui, en aîné modèle, ne manquait pas de célébrer sa vie de sacrifice. Le rayonnement des mots Chère Maman ne suffit pas à dissiper les tourments crépusculaires. Depuis combien de temps n'avait-il pas caressé sa main légère ? Depuis combien de temps n'avait-il pas passé le seuil du pavillon à volets bleus ? Massacra compta dix jours et vibra d'un tremblement panique. (.../...)