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Préface
Table des Matières

 
 

 

Avec sagesse

 

Briseur de rêves, de ménage, de raison ! Alevin qui n'aurait pas dû trahir son asphyxie en venant frétiller dans la Bibliothèque ! Garçon timoré dont je n'aurais fait qu'une bouchée quand l'attirance physique ne jouait qu'un rôle aléatoire ! J'attribuais les maladresses à sa jeunesse humiliée et n'éprouvais pourtant que dégoût depuis sa confession révoltante. Libre d'obligations, je le rudoyai sans indulgence. Il précipita indirectement ma rupture avec son frère si bien que je renonçai à le charger de ma compassion. Sanctis se trouvait vraisemblablement coincé entre l'image renvoyée par son aîné : le bel adolescent intelligent et exigeant et son essence réelle de naufragé : le puceau homosexuel contrarié, dépourvu de beauté et de légèreté...
 
Comme livrés au vent, les deux orphelins traversèrent les rues désertes de Morgueil. Silice fixait le néant dévoré par les roues. A ses côtés, Sanctis étreignait son sac contre le ventre, les doigts appliqués sur la joue comme pour en atténuer la brûlure. Silice l'avait guidé d'autorité jusqu'à sa voiture alors qu'il se faufilait hors du Manoir. Ils emportaient leurs biens les plus précieux. Sanctis n'aurait jamais renoncé au Satiricon. Silice avait entassé, dans la boîte à gants, quelques feuilles manuscrites triées dans la hâte sur lesquelles se répandait son écriture noire. Il avait glissé la sacoche de Mutin sous son siège. Les phares balayaient le paysage endeuillé. Silice enclencha une cassette dans le lecteur.
 
Car sans logique je me quitte
Aussi bien satanique qu'angélique

 
Silice épia son passager qui somnolait les yeux grand ouverts. Il attendit la fin de la chanson pour le questionner : "Tu aimes cette musique, pas vrai ?" Emergeant d'un labyrinthe, Sanctis se demanda : Si c'était lui ? Si c'était Morgane ? Les joues de Silice se gonflèrent de sang et l'étrange sourire devint carnassier. Fermement rivé au volant, il accéléra.

Fragment songe-creux

 

Le week-end qui suivit le meurtre de Thomas inaugura une longue série de déceptions pour Tristan. Distant, indifférent, méprisant, cassant, j'arrachais les bandelettes d'aliénation qui avaient ligoté mon être. Je refusais net de le toucher, condamnant sans appel les années de coucheries forcées avec lui. Toute personne m'aurait jeté à la rue... mais pas Tristan qui s'accusait de la détérioration de nos rapports. Pire encore, il m'aimait davantage, me pardonnant d'avance le moindre débordement. J'affectais de croire, dans mes bons jours, que l'existence des Tristan favorisait l'épanouissement des créatures telles que moi. Ces relations salutaires plongèrent dans une léthargie de plusieurs mois mes penchants belliqueux. Le regret de Thomas et de son corps sculpté n'y fut sans doute pas étranger... Je me recentrais sur de vieilles connaissances. La duplicité et l'ambiguïté inscrites dans ma chair n'avaient jamais créé le vide autour de moi, même si l'on hésitait à me classer dans une catégorie mâle, pour ne pas dire humaine, déterminée. De la coterie de l'époque je ne distinguais qu'Albane et Hugues, les deux faces de Janus le bisexuel. Sans pénétrer mon intime mécanique, l'hydre bicéphale n'était guère dupe et peut-être m'estimait-il. Détachée du monde par la défaillance de quelque organe sensitif, Albane étudiait la médecine. Elle écoutait mes propos, presque hermétique aux confidences à mots couverts et le degré d'effacement la rendait plus belle encore. Ses yeux noirs de charbon agrémentaient chaque sourire d'une lueur maîtrisée comme si le déballage d'ombre et de lumière n'offrait qu'une curiosité clinique à son jugement. Hugues n'avait rien d'un intellectuel mais son visage franc m'avait conquis. Avant d'être engagé par mon entregent dans la librairie de Tristan, il dérivait de petits boulots en galères. Avec ses certitudes tranquilles assurait-il le rôle du copain comme cochon ? Avec sa patience démesurée Albane comblait-elle mes besoins en causeries de salon ? Jamais je n'avais désiré mettre un terme à nos échanges. Jamais je n'avais désiré mettre un terme à leurs jours. Ma présence physique s'affirmait de moins en moins nettement. Dans mes songes troublés par le cannabis, sucrés et brumeux, rien ne m'atteignait plus. Sans nouvelles de la famille, je me glissais dans la peau de l'orphelin à qui la drogue douce enseignait la nature de la souffrance. Mes parents, esclaves le jour, légumes la nuit, ridicules dans leur maison de poupée, m'avaient-ils aimé ? J'entrevoyais le gouffre fascinant et le néant régnant en maître dans mes conduites de verre fumé : ni morale, ni sentiments. Etait-ce la faute de mes géniteurs s'ils avaient libéré un monstre conscient du vide intégral de sa condition ? Je me hasardais à dessiner cet Autre au visage blême, à la même nature que moi... et me vomissais dessus. Dans l'attente de notre improbable rencontre, je suivais ma route lesté de Tristan et le cerisier abattu par la foudre semblait minable de perversité. (.../...)