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Préface
Table des Matières

 
 

 

A vol d'oiseau

 

Le prototype du Gémeaux : gai et triste, rationnel et fou, passionné et peu confiant en soi, touchant et cruel. L'être contrasté ne me pardonnait pas ma fuite éperdue. La hantise de perdre son petit frère lui tenait lieu de respiration. Je déplorais sa prétention à vouloir remplacer mon père. Je l'aimais encore même si son attitude ne me laissait nul espoir de rémission. Nous nous confondions étrangement par-delà nos différences. Révolté contre l'image de mon couple, il souffrait terriblement de ne pas avoir captivé la Femme de ses rêveries adolescentes. Mélangé et dévoré par ce qu'il croyait mériter de son frère et lui devoir, il désigna la proie ultime du sacrifice. Il s'était arrogé le droit de disposer de ma chair et de mon esprit selon son bon vouloir. Gorbuth rompit le dernier lien qui nous arrimait l'un à l'autre en injectant son sang nauséabond dans mes reins...
 
Un brouillard laiteux flottait dans le Salon Pourpre. Pendu aux aiguilles de l'horloge, Gorbuth grillait l'une après l'autre les cigarettes du paquet de Silk Cut abandonné sur le guéridon. Il avait évacué la Chambre Rose en y laissant de ridicules illusions. Il y était retourné pour supplier son frère de lui pardonner, plus certainement malgré lui. Sanctis était introuvable et, face au vide, il avait assimilé l'horreur de son acte. Il avait beau s'abrutir de martini dans l'illusion des heures égrenées, Sanctis ne reviendrait plus. Gorbuth fumait silencieusement quand Cécile lui arracha la bouteille des mains et téta avidement à son goulot. Il la lui reprit. Elle empoigna alors la bouteille de gin posée sur la table basse et s'en rassasia par à-coups successifs. Elle s'essuya la bouche dans une grimace. Comme Gorbuth méprisait son invitation à la discussion, elle trépigna sur place et écrasa du talon les lunettes qu'elle avait laissées tomber sur le tapis. Plantée devant Gorbuth, elle se pencha brusquement. "Le linceul était rouge de sang !" Il pesta contre l'haleine aussi piquante qu'un aiguillon. "Ne te colle pas à moi !
- Cesse de convoiter Angèle !"
La bave aux lèvres, elle s'excitait. "Morte ! Morte ! Morte ! Morte et rouge de sang !" Il secoua la tête. "Tu es folle.
- Monte voir dans la Chambre aux Masques ! Monte voir si je suis folle !"
Elle pleurait à présent. La sensibilité tapie au fond du cœur de Gorbuth remonta en surface. Leurs regards s'entrecroisèrent. Il murmura en frissonnant : "Où est mon frère adoré, où est mon tout petit Sanctis ?" Elle ramassa ses lunettes aux carreaux fêlés puis disparut dans le Hall, revint bientôt en brandissant le pistolet de Julien sous le nez de Gorbuth. Il le soupesa puis le cala entre ses cuisses. Il tendit à Cécile la confession de Massacra. Elle glissa le feuillet dans la poche de sa chemise. Elle attendrait la solitude de la Chambre aux Arcs pour en brûler les morceaux déchirés. Pour l'heure, Gorbuth s'impatientait. "Laisse-moi maintenant." Elle quitta le salon en emportant la bouteille de gin.

Le griffon

 

Une nuit, Silice rentra avec un gaillard au crâne aussi ras qu'une pomme pour terminer sur un joint la soirée entamée dans un bar bondé. Il n'était pas coutumier de l'acte homosexuel mais reconnaissait volontiers l'attrait qu'il exerçait sur les individus du même sexe. Il fréquentait indifféremment bis, homos, hétéros et conversait avec des puceaux et, sans doute, d'autres zigotos mais ne couchait avec aucun d'entre eux. Il attribua à la chaleur l'obsession de son compagnon à déboutonner sa chemise à carreaux. Il déchanta quand, pour éviter l'effeuillage intégral, il dut lui préciser qu'ils n'étaient pas montés pour faire l'amour. Un quart d'heure plus tard, ils enfumaient leurs bronches en silence. Avant de s'en aller, le camarade d'infortune chuchota à l'oreille de Silice qu'il était un gars adorable et déposa un baiser sur sa joue. Silice verrouilla la porte en se frottant les côtes. Il fuyait le repos depuis plusieurs jours, cumulait les festivités alcooliques, les examens travaillés dans l'urgence, les cafetières sitôt remplies sitôt consommées, les envolées lyriques et les rencontres avec ou sans les Huîtres et aimait cette vie disloquée dont il frôlait les frontières identifiées. Affalé sur son lit étroit, il se rassura d'un coup d'œil sur l'état de la chambre de bonne : le cendrier gonflé de mégots, les cadavres de bouteilles, les livres entassés, les habits sales, les feuilles manuscrites surtout qui s'étalaient sur le linoléum. Son existence le comblait mais plus encore la sérénité du moment. Levant les yeux sur l'affiche murale inspirée du film Reflet dans un oeil d'or, il songea que celle qui lui avait donné le jour devait ressembler à Liz Taylor et forma le vœu de sombrer dans un sommeil de cent années.
Ne me laisse pas mourir, j'ai tant d'amour en moi. Silice se redressa. La silhouette nimbée de lumière se dessinait devant la porte. Il la questionna sourdement : Maman ? L'intensité du halo s'accrut. De longs cheveux bruns encadraient le visage ovale de madone et les bras s'ouvraient pour l'enlacer. Blottis-toi au creux de ma poitrine, j'ai trop souffert de ton silence. Le parfum de violette chatouilla les narines de Silice. La caresse se posa sur sa bouche, presque aussitôt la brûlure. Un liquide âcre coula dans sa gorge. Du sang, son propre sang, tâchait la gueule aux traits d'humain, de vampire, de sanglier. Repoussée avec l'ardeur conférée par la peur, la créature tomba comme un pantin désarticulé et cracha des glaires rosacées. Le Méchant Galoup finira bien par te dévorer. Le sang coulait sur le menton de Silice.
Prostré dans les ténèbres, il tendit l'oreille. Renversant au passage une pile d'ouvrages scolaires, il se traîna jusqu'au lavabo. Il aspergea d'eau ses mains et la lèvre entaillée puis happa la lame de rasoir. Affolé devant la glace, il la porta lentement à son cou. (.../...)