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Préface
Table des Matières

 
 

 

Ombres fugitives

J'arrache les chaînes, charmé par la franchise.
Finie la mort lente pour unique devise !
Je tourne la clef sur mes peines et soucis.
Adieu les tourments du cœur qui gâtent la vie !

La hanche appuyée sur la table de lecture, Balkis comptait les journées écoulées depuis la nuit consacrée au jeu du Cadavre Exquis. Une, trois, davantage ? Elle n'en avait pas idée. Pourquoi avait-elle lassé Silice ? Où avait-elle perdu son crucifix ? Elle avoua encore son ignorance. Elle savait seulement qu'elle s'était durcie. Les contraintes corporelles s'étaient tues, comme étouffées, réduites au néant. Dans le Hall, elle s'immobilisa devant une photographie de Marie et Julien. Front contre front, leur profil parfait se confondait dans la sérénité. Elle traça de l'ongle le contour du visage de Julien puis de celui de Marie.
Elle croisa Cécile devant la Chambre aux Masques. Elle saisit le pan de son ample chemise pour la retenir. "Tu cherches à m'humilier par cette comédie ?" Cécile se libéra brusquement. "Tu ignores sans doute que je suis myope ?" Balkis s'entêta. "Dis-moi ce que tu me reproches.
- Ca tient en deux mots : d'exister.
- J'ai passé l'âge de tes sermons. Tu ne supportes pas mon amitié pour Angèle ?"
Elle insista. "Tu me reproches de coucher avec des hommes ? d'avoir couché avec Julien ?" Les prunelles grises de Cécile s'assombrirent. "Tu n'es rien pour moi. Tu n'existes pas !" Elle courut s'enfermer dans la Chambre aux Arcs. Depuis la veille inutile dans le bureau de Julien, elle éprouvait, par intermittences, la sensation d'entrer en résonance avec le Manoir comme si le temps n'exerçait plus d'emprise sur sa peau et glissait si vite qu'il avait emporté la douleur. Mâle Cécile gaiement défile. Angèle était allongée près d'elle et berçait, dans ses bras blancs, Jaromil aux yeux maquillés de noir. A la clarté lunaire, Cécile admit soudain qu'elle était seule.

Le pauvre et le riche

 

Les visages aux traits réguliers trahissaient, dès la petite école, la divergence affirmée des tempéraments. Le blond Mutin distribuait sourires canailles et coups de poings quand le brun Julien inspirait douceur et confiance. Jacques Acquit offensa la mémoire de sa femme en inscrivant son fils unique dans une école publique afin qu'il ne fût pas séparé de Mutin. Bien que Julien se défendît toujours de prendre l'ascendant, la compétition amicale leur servait d'émulation au quotidien. Si Mutin régnait sur les terrains de sports, Julien l'emportait dans les épreuves scolaires. Si le blond ombrageux excellait dans l'art de la drague, le brun enrichissait ses relations. Jacques Acquit assista à la métamorphose de son fils à qui Mutin révéla l'existence d'une vie colorée hors les enceintes du Manoir. Les jeunes âmes se formaient conjointement. Durant l'été qui précéda leur entrée au lycée, deux sœurs se chargèrent de les déniaiser. Mutin serra la mince à l'envie sur l'épaule contre son torse. La plus pulpeuse préféra son camarade avec qui elle correspondit assez longtemps pour le féliciter de ses fiançailles. Mutin ne croyait guère en l'éternité des serments. Ses culbutes d'un soir amusaient Julien qui lui pardonnait jusqu'à son penchant sauvage pour la bouteille. Mutin s'unit à la cigarette et son travail opiniâtre lui ouvrit les portes d'une grande école. Grisé par l'équitation, Julien abandonna les études après le baccalauréat pour gérer les affaires familiales.
Le mariage de Julien causa une fracture. S'étant brisé les crocs sur l'hostilité de Marie, Mutin avait finalement avalé son amertume pour chasser de nouvelles fleurs. Les relations quasi fraternelles reprirent leur routine. Même la liaison partagée avec Balkis ne les opposa pas. Il était vrai qu'ils vivaient dans l'ignorance de leur incartade respective. (.../...)