Page d'AccueilÉcrire au WebMaster
Page Suivante
Page Précédente
Préface
Table des Matières

 
 

 

La Plaie d'Argent

Et si un homme à la fin fait le mutin, qu'il s'accommode, on sait se fâcher, aussi bien que lui, et puis on le laisse là. Marivaux.

En 1736, Jacques Le Beaussaint n'aurait su dénombrer les victimes de sa vindicte. L'odeur pestilentielle qui se dégageait du charnier forestier l'avait depuis longtemps convaincu d'abandonner les terrains de chasse si bien que sangliers, chevreuils et faisans gambadaient à leur aise au milieu des récoltes. Il avait appris à distribuer des pots-de-vin aux intendants royaux. Ses paysans n'avaient d'autre issue que la prière. Ses enfants préféraient le trictrac aux interrogations sur la provenance des hurlements nocturnes. Sa femme noyait les crimes que l'esprit refusait à se représenter dans un jacassement permanent et le décompte obsessionnel des couverts en argent. Jacques récompensait chichement ses fidèles mercenaires. Leur capitaine venait d'extraire le globe oculaire d'un chérubin de huit ans quand il exigea une solde accrue et un habillement neuf en leur nom à tous. Le Chevalier de Morgueil éructa : "Vous me devez reconnaissance pour vous avoir logés, nourris, divertis aussi." Chacun le perça de son poignard au signe convenu. Nul au Manoir ne prêta attention à ses gémissements. La troupe emporta avec elle la cassette personnelle du chevalier ainsi que l'aînée de ses filles. L'odyssée de l'otage s'acheva dans une chênaie où chaque cavalier lui versa son obole et le corps tendre pourrit dans l'indifférence du sous-bois. Dans la cave du château, les serviteurs relevèrent le cadavre exsangue de leur maître sur lequel l'enfant torturé s'était acharné à coups de pinces.

Instances d'appel

Fleurs de pluie, larmes de vie,
Vous me faites tant pitié
Qu'une nuit je laisserai
Filer vos perles ravies.

L'escalier en bois de palissandre échouait dans le Hall où pendaient les portraits des ancêtres de Julien. Des peintures médiocres y côtoyaient des photographies maussades aux poses hiératiques. Moins hermétiques à leurs modèles de chair s'affichaient aussi les visages des Huîtres et de Massacra. L'une de ces photographies, prise comme la plupart d'entre elles par Gorbuth, accueillait les visiteurs à l'entrée du Petit Salon. Elle fixait un rassemblement sur une plage ensoleillée. Le sourire confiant de Julien monopolisait le centre de l'objectif et Mutin, juché sur ses épaules, y exhibait l'absence de ses moustaches. A leur gauche, Angèle, svelte dans un maillot de bains une pièce, enlaçait la taille de Marie, somptueusement dessinée par une robe soumise aux caprices de la brise marine. En léger retrait, Massacra, affublé d'une barbe généreuse, criait au photographe amateur un mot figé dans son inintelligibilité. A la droite de Julien, en short à franges et tee-shirt blanc, Balkis protégeait son chapeau de paille des assauts du vent. Son teint mat et ses lunettes fumées contrastaient avec la pâleur de Silice qui, vêtu d'un caleçon de bains de taille quatorze ans, marchait à quatre pattes en direction d'un ballon gonflable, de longs cheveux raides sur le nez et des favoris en bataille à la conquête des joues. A proximité de Balkis mais à distance raisonnable, Cécile montrait son dos comme si son attention avait été attirée au-delà de l'horizon maritime. Dans le ciel sans nuages planait une mouette grise.
La galerie se colorait d'autres images : le baiser de Julien et Marie sur le parvis de l'église où leur mariage avait été célébré, Julien, Mutin et Gorbuth attablés à la terrasse d'un café parisien, une ballade de Julien et Cécile dans le parc du château de Versailles, Angèle et Marie bronzant au bord d'une piscine... Chaque funambule accusait, au fil des clichés, une modification physique et comportementale que le Hall avait enregistrée comme autant de souvenirs communs. Seul Sanctis manquait à l'appel. Le jour de son arrivée au Manoir, il se borna à sourire en découvrant l'instantané qui avait immortalisé le cours de natation donné par Julien et Massacra à son frère dans une rivière de montagne. Les lobes d'oreille de Gorbuth s'étaient aussitôt empourprés. (.../...)