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Préface
Table des Matières

 
 

 

Les habits neufs du Grand-Duc

 

Angèle s'était d'emblée passionnée pour le cours de Massacra dont l'érudition comblait le vide de sa jeune âme romantique. Si Cécile glosait avec hardiesse sur les subtilités de la langue, Angèle n'osait s'aventurer que sur les sentiers battus. Elle attira l'attention du professeur à la barbe rousse en maniant aussi bien la question orthographique que la perplexité devant la dialectique des sujets de dissertation. Elle sollicitait en fin de cours des conseils de lecture qu'il concédait avec bienveillance, ému par le caractère, sinon brillant, en tout cas studieux de l'élève. Ainsi jugeait-il payer avec élégance son écot à la fonction d'enseignant qui n'interférait que modérément avec la poursuite de sa thèse.
A son corps défendant, Angèle s'était donné pour objectif de pénétrer l'intimité de Massacra. La différence d'âge ne réfrénait pas ses ardeurs. Elle se rassurait, au contraire, à sa maturité. Vaguement soupçonneux mais curieux de mesurer son audace, il ne la découragea pas. Il prit même sur lui de l'inviter à prendre un verre après la classe. A l'abri des regards indiscrets, des Huîtres et de sa famille, Angèle s'enivra de l'atmosphère du café. Avant de s'en retourner chez elle, le cœur battant comme la queue d'un chat, elle glissa la main de Massacra dans la sienne et le noya de son espérance. Il baissa pudiquement les paupières. "Le détournement de majeur n'est pas proscrit, n'est-ce pas ?" L'amourette s'étira sur cinq semaines paresseuses. Aux baisers furtifs sous les porches succédaient les promenades timides au milieu des badauds en charge des bonnes mœurs. La pudeur leur interdisait le moindre impair, surtout en présence des Huîtres, à qui la malicieuse Angèle avait fait valoir que les préoccupations du jeune professeur de français n'étaient pas forcément étrangères aux leurs. Bientôt Massacra put se croire l'un des leurs et l'individualité d'Angèle céda à son appartenance au groupe. Sans doute savait-il condamnée la relation immature avec une mineure. Sans doute l'adoption par les Huîtres comblait-elle ses désirs. Angèle ne s'en formalisa pas. Si Massacra ne l'avait jamais brusquée, elle ne s'était pas davantage impliquée. Elle n'était pourtant plus une enfant.

Devoirs filiaux

Les mots où l'eau ruisselle
Comme le chant d'été
Portent sur la margelle
Un bourgeon d'orchidée.

Chère Maman,
 
Je souhaite te trouver en bonne santé. Même si mes anciens élèves sont agréables à vivre, tu me manques beaucoup ici, tu le sais, je n'ai eu de cesse de te le répéter. Je ne crois pas que tu aies oublié Cécile ? Elle est venue au village, il y a bientôt six ans, pour étudier l'architecture de notre église, tu te rappelles ? Elle poursuit ses recherches sur l'expression de l'art gothique dans la campagne française et souhaiterait prendre des photographies avant la fin de l'année, peut-être à la Toussaint. J'ai pensé qu'à cette occasion, elle pourrait loger à la maison. Nous en reparlerons d'ici là. Tu sais combien j'étais fatigué. Par enchantement, j'ai recouvré le sommeil. La qualité de l'air est exceptionnelle et je profite du grand parc pour libérer mes bronches. En somme, je vais bien même si tu me manques à chaque instant. Il est vrai que je rentre bientôt et je m'en réjouis d'avance. Nous mangeons mieux que convenablement : Julien et sa femme emploient une cuisinière qui a du métier mais je t'en ai déjà parlé. Julien m'a donné une caisse de vins que je ramènerai à la maison. Sois sans inquiétude car je ne fais pas d'abus, ni de nourriture ni d'alcool et je me ménage de fréquentes plages de repos dans la journée. En ce qui concerne les plus jeunes, tu serais étonnée par leur aptitude à boire. Ils ne sont pas alcooliques mais, pour certains, le cap se franchira aisément.
Plus sérieusement, je déplore ton absence. Julien désirait vivement que tu viennes et il ne manque pas une occasion de me le répéter. Pourquoi me le cacher ? Même sans ta baisse de tension, tu ne m'aurais pas accompagné. Le Manoir des Sangliers est pourtant le cadre idéal pour se relever d'une convalescence. Morgueil a ce je-ne-sais-quoi d'angevin, tu aurais aimé ce refuge contre la modernité, si semblable à notre chez nous. Tu salueras la famille de ma part. Dis à Chantal que je suis heureux de sa grossesse. N'oublie pas d'embrasser mon filleul pour moi. Nous serons réunis dans peu de jours maintenant. Je dois rencontrer M. Lemaître mardi prochain pour discuter du projet de la nouvelle école et puis je languis de voir le vieux Max déloger les écureuils du jardin. Je t'embrasse très fort,
 
Ton Massacra qui pense à toi.
 
Il notait l'adresse avec application quand l'enveloppe gondola sous le stylo. Une fumée brune s'éleva et la flamme scintillante consuma le pli. Entre les doigts du professeur s'émiettaient les feuillets calcinés. (.../...)