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Préface
Table des Matières

 
 

 

Les Corps Caverneux

Nul n'est mauvais gratuitement. Montesquieu.

En 1723, Jacques Le Beaussaint s'était arrogé un droit absolu sur les destinées de ses paysans. Bien que Versailles répondît à ses aspirations de légitimité, l'isolement dans lequel l'avait tenu son lignage provincial et le relâchement des mœurs à la mort du Grand Roi l'avaient ramené sur ses terres où les corvées imposées par le régisseur avaient relayé son autorité. Même si la justice royale avait envoyé au supplice les instigateurs des exactions qui avaient autrefois décidé de l'immolation de son père, le Manoir des Sangliers avait longtemps gardé les flancs brisés. Le père du chevalier, sa famille, le nom ancestral avaient été déshonorés. Il s'était fermement insurgé contre les idées novatrices que colportaient les salons parisiens. Bien des suspects rendirent l'âme à sa milice qui bannissait du fief voleurs et braconniers. Par logique engrenage, la vertu s'instaura dans le pays aux fourches patibulaires dressées sur la place du marché. Floué dans sa croisade contre le vice, le Chevalier de Morgueil s'assura d'en avoir tranché les racines à la faux. Il n'ignorait pas, depuis l'embrasement du château, que le plus franc regard masquait l'âme la plus sournoise. En pleine nuit, les sabots des chevaux harnachés de sa troupe de mercenaires martelaient le pavement des chemins comme s'ils sonnaient le tocsin. Elle avait d'abord fondu sur les miséreux rencontrés au hasard des ruelles. Du fait de leur raréfaction, hommes, femmes et enfants furent arrachés sans discernement à leurs chaumières. Jacques aimait à s'entretenir avec les captifs, courtisait la femme et tapotait les joues juvéniles. Les brefs échanges influaient parfois sur le choix des tortures dont la mise en scène était facilitée par la quiétude des caves du Manoir. Dans des geôles improvisées, il fit écorcher vif le boucher au visage camard, gonfler d'eau le tavernier aux yeux de goupil, marquer au fer rouge l'épouse du forgeron.

En douceur

Pensez qu'on me déteste
Comme le choléra,
Je lâcherai la peste
Qui vous décimera.

Gorbuth régurgitait de bon matin des images indigestes de Sanctis dont il attendait un peu de considération et non les sautes d'humeur. Sans même avaler de café noir, il avait gagné en voiture la colline qui surplombait le village de Morgueil recroquevillé sur sa petite église médiévale et la place du marché. Le paysage vallonné lui rappela sans raison les plaines céréalières de sa région et la mélancolie prit le pas sur sa colère. Il réintégra la voiture après s'être attardé pensivement sur les lambeaux du Manoir qui se détachaient de la forêt. A peine le portail de la propriété de Julien franchi, il pila net devant un chevreuil qui disparut au milieu des chênes. La vie se jouait de tous les instants. Un peu plus loin sur le chemin de terre, Jaromil achevait sa toilette avec délectation. Gorbuth esquissa une grimace quand le véhicule tressauta.
Il entra dans la cuisine malgré sa méfiance. Rayonnante de décontraction, Balkis riait en compagnie d'Angèle à qui il s'adressa : "Tu es d'humeur joyeuse, dis-moi." Angèle étrangla sa tasse de café, incapable d'articuler un mot. Gorbuth se tourna à contrecœur vers Balkis. "C'est quoi le problème ?
- Angèle me racontait comment elle a charmé l'examinateur à son oral de français."
Elle sortit de la cuisine en souriant. Gorbuth avança d'un pas. "Je ne savais pas." Angèle écarta une mèche de cheveux de son front. "C'est de l'histoire ancienne." Elle avala une gorgée de café et Gorbuth persifla. "Que trouves-tu de si agréable à sa compagnie ?
- Tu as toi-même mis du temps avant de te poser cette question."
Il se cabra, un peu surpris. "Qu'est-ce que je t'ai fait ?" (.../...)