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Préface
Table des Matières

 
 

 

La Pastorale de Marie d'Acanthe

Ici je les vois s'assembler, se mêler et se démêler dans leur couche profonde. Jean Racine.

En 1681, il y avait tout juste quinze ans que le Manoir des Sangliers avait échu au père de Louis Le Beaussaint. De substantielles compensations avaient gonflé les bourses des cousins envieux et des notaires avides de financer les procédures abstruses. Du moins, Louis et Marie d'Acanthe tenaient à présent la jouissance de l'héritage de Martial à leur seul profit. En son jeune âge, le descendant direct de Julien Le Beaussaint et de Cécile Rétoile s'était laissé débordé par le tempérament de son épouse qui, par l'exigence des caresses, épuisait habilement sa vitalité. Pour faire bonne mesure, il avait renoncé à la chasse. Il estima que les cinq enfants qui avaient survécu à douze années de mariage suffisaient à pérenniser la lignée et se mit à l'affût d'un gaillard qui le secondât auprès de Marie. Il le distingua en Martin Lagate, un paysan qui lui louait une terre misérable. Après l'avoir abouché avec la châtelaine, il lui délégua l'exclusivité du devoir conjugal et l'intendance de sa plus grosse ferme tandis que lui-même retrouvait avec soulagement ses instincts de chasseur. Il délaissa bientôt les abattures pour convoiter un gibier autrement précieux en Julie qui filait sur le rouet du château. La paysanne le repoussa en dépit de l'autorité maritale exercée par Martin car elle ne discernait qu'abomination en l'adultère. Alors que, par souci de conservation, son époux se navrait le bras à la convaincre de rompre le serment de fidélité prêté devant Dieu, l'excitation du Chevalier de Morgueil atteignait un point culminant. Dans la Chambre aux Masques où il l'avait conduite, Martin ordonna à Julie d'ôter sa coiffe blanche et sa chemise de toile. Elle n'eut guère le loisir de méditer sur la duplicité de son mari quand Louis surgit de la pénombre. Maintenue par une poigne de fer, elle céda aux démonstrations pressantes du chevalier qui l'installa à demeure dans son lit. Les vilains reprirent la bêche au lendemain du trépas accidentel de Marie d'Acanthe à qui la matrone avait tenté de retirer un fœtus inconvenant.

Illusion morbide

Pourquoi tes yeux sont-ils
Opaques et mauvais,
Odieux sous les sourcils,
Ouverts pour m'accuser ?

L'escalier s'enfonçait dans les profondeurs des caves du Manoir. Cécile actionna l'interrupteur mais la lumière refusa de disperser les ténèbres. Pestant contre Marie dont le dogmatisme antialcoolique expliquait la pénurie de vin à table, elle s'engagea sur les marches de pierre, à peine soulignées par la clarté filtrée d'étroites ouvertures. Pour elle qui sillonnait depuis toujours les caves de Touraine, les cuvées de Julien approchaient l'excellence. Elle aborda à tâtons les rayonnages d'exposition et destina un Meursault à Angèle qui raffolait de son moelleux. Sa main se crispa sur le goulot humide. S'étant assurée de son étanchéité, elle s'apprêtait à dénicher un rosé fruité quand son poignet subit une pression visqueuse. Un garçon rachitique s'agrippait à son bras et de ses orbites vides s'épanchait un flux sanguin continu. La bouche serrée s'écartela dans un rictus. Le miel coule dans les chansons de Jeanne. Le miel brûle dans le parfum de Malika. Le miel apaise la soif des Cavaliers. Cécile lâcha la bouteille de vin blanc au moment où l'éclairage électrique du plafond dissipait l'image saisissante. Elle se retourna vivement et Mutin sourit sous ses moustaches conquérantes. Il fixa les bris de verre et le bas du pantalon éclaboussé par le vin. "Ta vue s'améliore." L'universitaire regarda au travers de lui. Il claqua des doigts puis lui tapota la joue. Elle le menaça : "Touche-moi encore et je brise ta denture de requin !" Elle le poussa sans ménagement et courut à l'escalier, hurlant avant d'en gravir les marches : "Ne me touche plus jamais !" Le ton viril sur lequel elle avait proféré les injures accentua l'hilarité grasse de Mutin. Après avoir jeté son dévolu sur trois vins corsés, il reprit amusé le chemin de la Salle Ronde.
Debout devant la fenêtre de sa chambre, Cécile s'accrochait à un leitmotive lancinant : Il me faut son pistolet ! Je veux son pistolet ! Des larmes glissaient à la commissure de ses lèvres. (.../...)