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Préface
Table des Matières

 
 

 

L'esprit dans la bouteille

 

Julien s'immobilisa dans l'embrasure de la porte. "Antoine Acquit... C'est un parent à nous ?" Jacques Acquit interrompit la lecture de l'Aurore pour admirer son fils. Il songea brutalement qu'il ne l'avait pas vu grandir, que le collégien aux joues roses avait la même délicatesse de traits que sa mère. Les signes d'impatience de Julien l'alarmèrent. "Bien sûr, bien sûr que j'ai lu l'Histoire des Le Beaussaint. Ton arrière-grand-oncle en était très fier. Il a consacré sept années aux recherches et autant de temps à la rédaction." La voix feutrée dans le cadre solennel du cabinet personnel procura un frisson à Julien. "Tu es maintenant en âge de comprendre mon attachement pour le Manoir. Tu peux apprécier le poids de l'hérédité.
- J'ai ton autorisation pour le lire ?"
Maîtrisant très vite un tressaillement, Jacques branla la tête avec fermeté. Tout balança très vite dans l'esprit de Julien. Il se souvint de sa première rencontre avec l'ouvrage. Une main l'avait glissé derrière la table de chevet de la Chambre aux Masques qui avait été la chambre de sa mère avant son départ pour l'hôpital. Le besoin de se confronter à la relique l'avait dès lors poursuivi mais il n'avait pas osé l'effleurer même quand, des années plus tard, le volume avait mystérieusement réintégré les rayons de la bibliothèque.
Assis en tailleur sur le lit de la Chambre aux Arcs, il en caressa la couverture endommagée. Sa mère avait-elle seulement achevé la lecture qui l'avait escortée durant sa longue maladie ?
Il n'avait jamais soupçonné l'existence du microcosme mis en scène sous les lambris du Manoir. Un mélange de crainte et de vanité remplaça la torpeur de l'habitude. La demeure l'avait vu naître et lui offrirait un jour une place parmi les ombres. Jacques s'avisa sans joie de son bouleversement. "Prends garde, Julien, l'affabulation est le péché mignon d'Antoine.
- La Chambre aux Arcs a bien brûlé ? La cheminée de ton bureau porte encore l'inscription gravée par Anne Le Beaussaint ?"
Jacques acquiesça à toutes ses questions avant de subir la colère filiale. "Pourquoi le dénigrer maintenant que tu as consenti à ce que je le lise ?" Jacques se tut. Il avait manqué à la parole donnée à son épouse d'empêcher la lecture immorale à leur unique enfant.

Nef centrale

Ma chair joindra la terre
(sel parmi mille sels),
La nourrira, j'espère
(j'étais vivant si frêle).

Blottis-toi au creux de ma poitrine ! Confie ton corps à mes mains ! Lisse ma toison de tes doigts effilés ! Avale mon souffle avec ta salive ! Je suis le père et la mère, le frère et la sœur, je suis le fils et la fille. Prends-moi pour bourreau et victime, amant et maîtresse, prends-moi pour sang ! Laisse-moi vivre ! Plonge dans mon cœur, c'est le tien qui bat ! Non ! Non ! Non ! Aspire les effluves de ma bouche : c'est un pavot que mon sein abrite ! Non ! Non ! Grave mille vers sur ma peau, mes synapses jonchent le jardin du poète ! Non ! Cède à mon désir !
 
Des yeux de Silice s'émiettèrent les écailles. Il tomba de tout son poids sur le mégot orphelin qui moisissait sur le plancher. Les vitres de la chambre vibrèrent, les volets martelèrent une sarabande. Le souffle souleva le mobilier comme s'il s'agissait de fétus. Silice se recroquevilla sur lui-même pour se protéger de la voix caressante. Laisse-moi ta liberté ! Laisse-moi te pénétrer ! Les assauts firent trembler son corps nu. Ma langue goûte à ta chair et j'en sens le frémissement ! Il se redressa en dépit des convulsions, roula aussitôt sur le sol, saisi de douleur à la hanche. Il s'immobilisa dans la nuit vertigineuse, bras suspendus en l'air comme un pantin à ses fils. Une oraison s'éleva. Réponds en franchise et j'arracherai tes testicules. Réponds en franchise et je te mènerai à travers cieux dans un landau rouge vif. Silice avait d'instinct dissimulé son sexe. Deux femmes dénudées dansaient devant lui. L'une d'elles déposa une boîte blanche à ses pieds. Je te donne ma pureté car la Vieille Chouette idolâtre le vice en moi. La seconde emplit la main gauche de Silice de son cœur palpitant. Je te donne mon vice car les Mâles vilipendent la pureté en moi. Elle rejoignit la première danseuse et l'embrassa furtivement. Frappé par un éclair aveuglant, Silice s'effondra sur le gravier, à deux mètres du perron du Manoir. Un corps embrasé se détacha des flammes qui léchaient les fenêtres de la Chambre Dorée et flotta dans l'atmosphère saturée de confettis lumineux. Mon papa est mort. Sais-tu combien je l'aime ? Silice s'étira sur la croix, les paumes et les pieds transpercés de clous. Les veines du cou battaient à lui rompre. Agenouillé sous lui, Sanctis pleurait des larmes sanglantes. J'ai tué mon frère et violé mon père. Silice leva un visage implorant vers le firmament.
 
Blottis-toi au creux de ma poitrine ! Confie ton corps à mes mains ! Lisse ma toison de tes doigts effilés ! Avale mon souffle avec ta salive ! Je suis le père et la mère, le frère et la sœur, je suis le fils et la fille. Prends-moi pour bourreau et victime, amant et maîtresse, prends-moi pour esprit ! Laisse-moi mourir ! Plonge dans mon cœur, c'est le tien qui bat ! Non ! Aspire les effluves de ma bouche : c'est un pavot que mon sein abrite ! Non ! Non ! Grave mille vers sur ma peau, mes synapses jonchent le jardin du poète ! Non ! Non ! Non ! Cède à mon désir ! (.../...)