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Préface
Table des Matières

 
 

 

Verre fumé

L'appel implorant de l'agneau pâle
Face aux yeux fous du loup,
La peur imprimé sur l'animal
Fauché par le courroux.

La revue serrée contre sa cage thoracique, Sanctis s'impatientait. Il répéta un geste de colère avant de frapper à nouveau. Il perçut un murmure indistinct en provenance de la chambre. Il pressa la poignée. Le plafonnier distillait une lumière douceâtre dans la pièce aux volets clos. Silice, assis nu sur une chaise, était courbé sur le bureau, le bras replié sous la tête. Sanctis s'irrita du cri des lattes sous ses mocassins. Il déposa la Renaissance Littéraire sur l'oreiller du lit intact puis observa le corps endormi de Silice. Celui-ci hurla : Laisse-moi vivre ! dans son sommeil. En reculant contre la table de chevet, Sanctis déséquilibra le réveil qui tomba assez lourdement pour que le dormeur se redressât. Les yeux craquelés de veinules cherchèrent fiévreusement le fautif. Silice dessina un pas et percuta le cendrier posé à même le sol qui alla s'immobiliser contre le pied du lit. Déclinant la diversion, il marcha droit sur Sanctis et l'attrapa par les épaules. Ne sens-tu pas mon souffle ? Mes crocs qui se plantent dans ta nuque et mes griffes qui te lacèrent le cœur ? La cuisse cisaillée par l'angle de la table de nuit, le jeune homme apeuré n'opposa aucune résistance. Silice s'écarta de lui. "Tu as pensé à me ramener le magazine." Sanctis frotta sa jambe endolorie et craignit d'abord de lever les yeux mais le silence le tourmenta davantage que l'attitude de son bourreau. "Tu ne t'es pas couché de la nuit ?" Adossé au mur, Silice massait son cou comme pour s'assurer la possession de son corps. "J'ai dormi comme un bébé sur la chaise." Sanctis fixa le cendrier renversé et les mégots éparpillés autour comme autant de pierres tombales. "Alors, tu dois être reposé maintenant." Silice le dévisagea avec surprise. "Des courbatures, Sanctis, ça j'en ai. Une douche me fera du bien."
Resté seul dans la Chambre Pavot, Silice contracta ses traits livides. Il caressa la couverture du mensuel littéraire qui affichait une photographie de Carson Mac Cullers et chuchota : Je prendrai ton âme mauvaise de vampire.

Fragment damnable

 

Il y avait près de treize ans que j'abordai Guylaine sur le campus de la faculté. Elle appréciait ce qu'elle appelait l'élégance élancée de ma silhouette. Elle me trouvait mignon, pas vraiment plaisantin, mais séduisant dans l'infinie tristesse que je cultivais avec obstination et sans réelle difficulté depuis mes quatorze ans. Ma laideur sans fond s'était naturellement logée sous cette surface mélancolique que s'arrachaient les filles en mal de maternité, follement heureuses d'épaissir leur reflet cadavérique. Guylaine et moi marchions main dans la main à travers les rues et les squares. Sa chevelure aux éclats de miel chevauchait le souffle du vent. Après trois semaines de chassés croisés hasardeux, je l'étranglai dans un terrain vague où ne poussait guère qu'une vilaine bruyère. Avec le recul, je conçus n'avoir aimé qu'en cet instant les lèvres de catin qui agréaient à tout, les cils soyeux qui dévoilaient la fêlure insondable, la vaine poitrine que la respiration gonflait avec peine. Moi qui fumais avec une bouche disproportionnée pour l'harmonie morne du visage, moi qui plissais, sous les sourcils froncés, des yeux bleus très doux et striés de vaisseaux sanguins, moi qui accumulais les grains de beauté disséminés à l'envi sur un corps maigre à accuser la maladie, j'exécrais la grâce sensuelle qui me renvoyait au stade d'ébauche. Ma haine s'épanchait sur les parents biologiques qui m'avaient condamné à l'errance, les amis qui avaient mérité mon dégoût pour solde de leur intérêt, les inconnus condescendants qui m'avaient soupesé d'un regard ! Grand Dieu, oui ! Je les haïssais ces gens qui avaient tiré de moi le portrait au fusain d'un monstre... un monstre à chair molle qui ne frémissait plus qu'à l'heure de la curée. J'avais haï Guylaine jusqu'à la révulsion de ses yeux vides et noisette. Oui alors, j'aimais Guylaine, cette presque femme au cou de cygne de vingt ans. (.../...)