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Préface
Table des Matières

 
 

 

Jus de prunelle

Dans la maison de toile,
Glissent trois chats persans
Qui frôlent de leurs poils
Le cours des ans fuyant.

En raison de la chaleur matinale, Cécile avait vaincu sa réticence et flâné sous les chênes. De retour sur les gravillons, elle s'achemina lentement jusqu'à un prunier de taille majestueuse. Elle tourna la tête vers le ciel et lança un Salut Gémeaux sonore. Du haut de son perchoir, Gorbuth retint, en bout de course sur les lèvres, les jurons. Il descendit de l'échelle chargé d'un panier rempli de prunes jaunes et lâcha un Bonjour Cécile de bon aloi. Elle détacha quelques fruits sur une branche avant de lui emboîter le pas. Comme le chat à pelage gris et blanc de Marie venait à leur rencontre, elle s'enquit amusée : "Tu n'as pas envie de te mesurer à Jaromil ?
- On ne t'a pas appris à ne pas parler la bouche pleine ?"
Contrarié par la présence de Cécile alors qu'il prisait les moments de solitude dans le parc, il observa à la dérobée le spécimen que rien n'apparentait décidément à la gent féminine. Il se demanda comment certaines femmes avaient pu en supporter le contact. Déjà au lycée, la voir tripoter leur poitrine l'ulcérait. Il ne la tolérait que par respect de l'opinion de Julien qui seule importait en fin de compte. Cécile puisa une poignée de prunes dans le panier d'osier. "Tu n'es pas bavard ce matin.
- Toujours quand je réfléchis."
Elle cracha un noyau que le félin vint aussitôt renifler. "Je peux connaître l'objet d'une réflexion aussi intense ?
- Les harmonies naturelles. Ca t'intéresse ?
- On est bien métaphysique dans ton laboratoire !
- Sois moins soucieuse de ma conversation."
Elle arrangea le positionnement de la branche de ses lunettes derrière l'oreille. "Nous avons tous deux en commun de croire aux vertus de l'intelligence." Gorbuth se détendit. "Sanctis te ressemble beaucoup." Gorbuth cessa net de sourire. "Que vient faire Sanctis dans la conversation ?
- Il s'interroge comme toi sur les lois naturelles."
Parvenu sur le perron du Manoir, Gorbuth déploya ses larges épaules. "Comment ça ?
- Il cherche l'accord de soi avec son environnement.
- Il a parlé de ça ? avec toi ? Impossible."
La morosité l'englua. Jaromil frotta son museau tâché d'un grain de beauté contre la jambe du pantalon de Cécile.

La Résurrection du Manoir

Si je ne meurs de celui-ci, je ne suis pas digne de vivre.
Tristan L'Hermite.

En 1644, les maçons achevaient de jointoyer les murs du Manoir des Sangliers. Henri Le Beaussaint savait que le Temps bienfaiteur n'outrageait que les hommes, lui qui portait au cœur une blessure qui ne cicatrisait point. Maintenant que l'achèvement des travaux avait ôté le château à sa commisération, il s'astreignait à traîner son corps alourdi de bonnes chères et de spiritueux. Angèle de Malitorne morte en couches, les enfants devenus adultes, il ne contrôlait plus la fuite des jours que rythmait l'angélus du haut du clocher paroissial. Il se délectait du seul plaisir réchappé de sa jeunesse : la chasse et sa rare sauvagerie. Il ripaillait avec d'anciens compagnons autour d'une table ronde et injuriait la beauté des femmes. A la première lassitude, il renvoyait ses maîtresses à la misère. Ogre fantastique pour certains, il vivait reclus en son domaine. Les imprévisibles crises de lucidité lui révélaient sa détresse morale tout en le confortant dans la misanthropie. Il tirait si grande fierté de son refus à louer Dieu pour le miracle de la vie que sa fièvre empira quand l'épidémie de peste, balayant le pays de Morgueil, emporta dans les limbes sa progéniture à l'exception du seul Martial. Aussi vaillant que son père en sa jeunesse, ce miraculé dans la fleur de l'âge se désintéressait des causes de la déchéance paternelle. Il argumenta ses ambitions avec une telle conviction qu'enclin à la reddition, Henri se réjouit que le sort lui promît une relève aussi vigoureuse et se démit des derniers apparats du pouvoir. Chargé d'une jarre de vin, il monta au crépuscule s'enfermer dans la Chambre aux Arcs. Quand Martial en eut fait défoncer la porte, il gisait sur le sol les bras en croix, la dague à portée de main, une entaille béante à la gorge. Le Chevalier de Morgueil baignait dans le sang rutilant, l'amphore vide éclatée au pied du mur renforcé. (.../...)