Page d'AccueilÉcrire au WebMaster
Page Suivante
Page Précédente
Préface
Table des Matières

 
 

 

Fragment sardonique

 

La famille ne représenta jamais pour moi qu'un regroupement aussi arbitraire que la Sainte Trinité. Les conventions me heurtaient. Celle que j'avais appelée mère s'était un jour inquiétée de ne me connaître aucune petite amie. Par égard pour ses réminiscences nostalgiques, j'avais répondu que la cave de la maison n'aurait jamais pu les contenir toutes et comme, esprit changeant, elle s'était étonnée de me savoir aussi lancé, j'avais conclu que ce n'était rien à côté de celles que j'avais menées au tombeau. J'étais présomptueux, moi qui venais de quitter le collège mais ces mots avaient déclenché le compte à rebours. L'humour manqua singulièrement à ma mère qui cessa net de me questionner. Maman ingrate qui niait toute implication ! Toi qui raffolais des balades diurnes dans les cimetières, n'aurais-tu pas dû te réjouir des pensionnaires que j'y rabattais ? Fuyant le miroir de démence, je décidai de refermer le cercueil de l'adolescence pour me cloîtrer dans une chambre de bonne à Paris. Je partageais l'univers du bastion vide avec cet autre qui avait emboîté mes pas. Le plancher de la nef centrale se couvrit de canettes de bière et de manuscrits, de torchons et de livres. Le cendrier vomissait les mégots. Combien j'affectionnais le misérable sanctuaire imprégné de l'odeur du tabac froid ! Je n'y dormais guère, traversant dans un rêve les soirées d'ivresse, jonglant avec les examens et les cafetières, espaçant à ma convenance heures de création et de rencontres. L'absence d'entraves me menait à la connaissance suprême, celle de mes limites physiques. Je savourais chaque morceau du délice, me prenais sans cesse en photos. J'épuisais les deniers de la Caisse d'Epargne sans envisager l'aide de la sacro-sainte famille : je savais que je suivrais coûte que coûte ma scolarité et passerais brillamment le baccalauréat avant de m'inscrire au pire à l'université... ensuite... ensuite, je tenterais de gagner décemment ma vie si l'envie se manifestait. Je caressais parfois l'idée, mystérieuse bulle de folie dans mon esprit lucide, de devenir traducteur au service des institutions européennes mais le carcan imposé par tout travail me répugnait, en particulier les efforts au jour le jour, se lever tôt le matin, les obligations de convenance et autres sourires de circonstance... Très vite je compris que, pour jouir du confort matériel recherché, je devais écraser mes dernières illusions et vampiriser une âme fragile. La sécheresse de cœur m'escortait, griffant au passage mon corps sacrifié. Qu'attendait Tristan pour fréquenter les mêmes librairies que moi ?

Tailleur de têtes

Il se sentait seul, libre et plus seul encore.

Je crois à la vertu formatrice du Satiricon, mon œuvre fétiche. J'aime le livre antique et vénère le film décadent dont les univers jumeaux se nourrissent l'un l'autre. Je me souviens des réactions mitigées des camarades face à un extrait du Festin de Trimalchion. Réactions partagées entre rire et dégoût. Je me souviens aussi du refus net du professeur à nous en projeter le film. Son sourire entendu avait servi d'excuse. Fellini devançait le vécu présumé des élèves de la classe de latin. Je ne me sépare jamais de mon vieil exemplaire qui est une trouvaille de bouquiniste à la couverture hors d'usage, dernier vestige de la bibliothèque familiale semée aux quatre vents de la misère par ma mère. Il porte encore, sur la première page, l'empreinte du nom paternel ainsi qu'une annotation de sa main : le miroir de la mort. Je ne garde de mon père que ce lambeau d'écriture ronde et les photographies défraîchies de l'album de famille.
Je crois à la camaraderie charnelle d'Ascylte et Encolpe, avachis sur une couche de la villa d'un patricien qui vient de se saigner les veines. Ils se sont déchiré au glaive la possession du Petit Frère et voilà que se révèle leur émoi forgé sur une estime réciproque. Ils s'aiment avec naturel et se désirent en se caressant... Je voudrais être la jeune esclave africaine et doucement moqueuse pour assister, sans les indisposer, aux préliminaires à leur jouissance. En vérité, par manque de densité dans les entrailles, je n'aurais pas la prétention à approcher de si près ces lumineux protagonistes mais je pourrais tout aussi bien m'insérer dans l'armée des ombres : un comédien, un soldat, un galérien, un esclave affranchi ou non, un chien, n'importe quoi pourvu que j'en sois ! La force du chef-d'œuvre réside dans son caractère fragmentaire, propice à l'éclosion des sentiments d'éternité et de fragilité. L'histoire est à bâtir en permanence, les saynètes s'humanisent de leur précarité. Mon ensemble vital vibre à l'unisson comme un insecte nocturne tournoyant dans un imaginaire infini. Mon passé s'étiole au fil des années comme le Temps a brisé le Satiricon de Pétrone. Ma mémoire s'émaille de vides d'où ne submergent que les icônes adulées et le rire triomphant de mon père. (.../...)