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Préface
Table des Matières

 
 

 

Règles de perspective

Malheur ! Malheur aux vaincus !
Sonne l'heure ! L'âme nue,
Noire comme le corbeau.

Même si, durant le petit-déjeuner, Julien avait passé sous silence son projet pour le repas, Gorbuth ne lui en gardait nulle rancune. La Chambre Noire : pour sa chute la prend le diablotin Gorbuth. Il n'y avait que Silice pour entrevoir sa déchéance à travers les nuages de fumée. Il n'y avait que cet agnelet romantique de Julien pour le suspecter de sadisme. Il s'étonnait que son frère ne témoignât pas la même indulgence vis-à-vis des vers de mirlitons. Sanctis s'était vexé de la comparaison avec le jouvenceau comme si sa fraîcheur était source de frustration. Il s'enflammait promptement... à moins qu'il ne celât un désespoir plus tenace... Le sourire de Gorbuth se contracta. Il tira sur le rouleau de papier-toilettes, s'essuya par à-coups rageurs. Il n'admettait pas l'idée que Sanctis le tînt pour quantité négligeable. Regrettait-il de ne pas avoir suivi leur mère en Bretagne ? Gorbuth en crevait de douter de l'affection de son frère. Il remonta son caleçon à carreaux pendant que l'eau investissait la cuvette. En relevant à sa montre l'heure imminente du dîner, il souhaita presque qu'un incident arrivât aussi désopilant qu'au déjeuner. La politique de désolation n'avait pas été menée de main morte. Les gamins terribles avaient été follement culottés de lancer l'opération de chambrage sur la masculinité de la vieille chouette et l'activité sexuelle supposée d'Angèle. Même Balkis avait rendu les armes, courroucée que le tandem jetât la première pierre à la vraie catin qu'elle n'avait cessé d'être !

Bord extrême

Il fustigea sa réticence dérisoire à accepter la mort.

J'avais réussi à arracher trois jours à la torpeur coutumière. Trois jours pour une visite solitaire de la Vallée des Rois, construite sur les conseils avisés de Cécile qui, outre ses spécialisations en histoire de l'art français, s'offrait le luxe d'être tourangelle de souche.
Villandry me déçut d'abord. Le château ne détenait aucune saveur qui prétendît nourrir le feu dévorant de l'âme. Je ne pus contenir mon soulagement dans les jardins printaniers. Je m'imbibais comme l'éponge de la magie lumineuse de la nature domestiquée. Pour mon plus grand trouble, la nébulosité de mon esprit trouva insolemment quelque rectitude. Le château d'Azay-le-Rideau qui mirait dans le petit lac ses proportions délicates, modelant une œuvre de rêve, surhumaine, cyclopéenne et, plus tard encore, sur la route de Chinon, les vestiges de la forteresse où Jeanne d'Arc s'était révélée au Roi aux Lys me confortèrent dans l'idée que la beauté issue de l'homme résistait aux entreprises du temps. Monstre de pierre dévoyé du culte, l'abbaye royale de Fontevraud en ajoutait une illustration. Le Grand Moûtier, la Madeleine, Saint Lazare, Saint-Benoît, Saint-Jean-de-l'Habit, autant de patronages pour une spiritualité édifiante... autant d'artifices qui laissaient à nous croire happés jusqu'aux cieux. Mon périple avait emprunté le cheminement troublant d'une catharsis. Je m'attardai sur le gisant d'Aliénor d'Aquitaine tandis qu'une guide décrivait la moralité douteuse des anciennes abbesses et m'efforçai d'imaginer le souffle de la vie gonflant sa poitrine d'airain. Las ! La reine aux deux royaumes, tout comme Richard Cœur de Lion étendu près d'elle, le fils tout contre la mère, avait bel et bien été effacée des livres de comptes. Je quittai la Nécropole sur un souvenir ému qui m'accompagna quand j'inscrivis trois autres prises à mon tableau de chasse : Amboise et Léonard de Vinci accueilli en France comme le vieillard à l'hospice, Chenonceaux et les blessés miraculés des champs de la mort, Chambord ou l'extravagant pavillon de chasse de François Premier.
Tant d'histoires s'étaient incrustées dans le granit ! Tant de cigarettes consumées dans la contemplation du passé ! Tant de minutes écoulées à saturer d'images ma cervelle en lutte contre le sommeil... Tant d'heures mortes à espérer quelques secondes de vie. (.../...)