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Préface
Table des Matières

 
 

 

Le maître voleur

 

Angèle et Marie étaient assises côte à côte au premier rang. Balkis accompagnait, à travers la vitre de la fenêtre, le vol d'une tourterelle dont le bec se chargeait d'un rameau. Du fond de la classe, Gorbuth la couvait de sa convoitise. Le sautillant Mutin partageait avec Julien des places au troisième rang. Droite de stature devant eux, Cécile marquait dans son regard de l'intérêt pour le cours. Encore une fois, le pupitre proche de la porte d'entrée était déserté par Silice. Son génie littéraire l'excusait d'avance auprès du professeur. Assisté d'une gestuelle captivante, le jeune homme élancé se défendrait de ses remontrances en avalant des gorgées de bière rapides. Le langage structuré de Cécile dont il avait, non sans réticence, intégré l'homosexualité agrémenterait les discussions au comptoir. Si Julien, Mutin et Gorbuth formaient le peloton de queue du classement scolaire : l'orthographe était martyr du premier, sang et eau du second suaient pour deux phrases rédigées et le dernier revendiquait, entre deux bâillements, de singulières lacunes culturelles, les trois compères avaient su éveiller son indulgence : Julien par son éducation bourgeoise, Mutin par son absence de timidité, Gorbuth enfin par l'affection assumée à l'égard de son petit frère. En revanche, les personnalités de Balkis et de Marie se dissolvaient dans le néant : rien ne distinguait ces adolescentes moyennes, mise à part la méfiance instinctive générée par la maturité plastique de Balkis aux cheveux noirs comme l'ébène. Quant à Angèle, elle lui avait permis de tous les approcher. Croisée par accident devant le café du lycée, elle l'avait attiré dans le nuage de fumée des cigarettes, jusqu'à la table couverte de canettes de bière où se pressaient les Huîtres. Massacra conciliait depuis lors la réserve professionnelle avec les complicités naissantes. Même s'il ignorait le détail de leur vie, il tenait la longe qui les ramenait au monde adulte.

Déni de justice

Déception inepte du garçon dégradé,
Injustice jouissive ou malheur mérité ?

Sanctis affronta l'hostilité du regard gris de Cécile qui venait de saisir un recueil de poésie contemporaine. Souveraine en son royaume, elle adopta une attitude d'attente qui suscita chez lui les balbutiements de l'élève pris en faute. La gaucherie le rendait plus vulnérable mais il voulait comprendre, exister surtout. "Doit-on se sentir coupable, Cécile ?" Plus agacée qu'étonnée, elle posa le livre sur la table de lecture. Elle ébaucha un sourire. "Ton frère a donc des lacunes...
- Tu es homosexuelle ! Tu dois savoir.
- Les gens sont comme ils sont... durs et incultes."
Approfondir le propos avec un novice de sexe masculin n'exaltait guère Cécile mais son caractère entier commandait la confrontation. Elle posa le doigt sur la monture de ses lunettes au niveau de l'arête de son nez droit. "Tu es homosexuel ? - Les femmes ne m'attirent pas."
Il poursuivit sourdement la confession. "Je suis parfois heureux d'un sourire mais, la nuit, quand j'y pense après, je me dis que je suis différent, que dans mes gènes peut-être...
- La génétique engendre les complexes. La vérité est enseignée par les astres."
Prenant la mesure du mur qui les séparait, Sanctis la dévisagea avec méfiance. Il était venu à sa rencontre, avec l'espoir d'une écoute réconfortante. Elle lui refusait la marque de son amitié. "Est-ce que ton frère est au courant ? - Non ! Bien sûr que non ! Il ne doit rien savoir."
Malgré son peu d'enthousiasme, Cécile perçut le désarroi. "L'homosexualité est une identité mais je ne crois pas que tu sois assuré de ton état. Si tu en as une révélation limpide, alors seulement prépare-toi à souffrir. Embrase les buissons d'épines. Ne reviens jamais sur tes pas." Elle exprima son désir de rester seule. Il s'en retourna lentement vers le Hall. Pensive, elle réintégra le recueil de poèmes dans le rayon de la bibliothèque. (.../...)