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Préface
Table des Matières

 
 

 

Pauvres sires

Elle est promise à si doux bonheur
Que le couteau affûté l'effleure.

Julien et Gorbuth plongèrent le nez de concert puis claquèrent les bols sur la table carrelée. Julien observa machinalement Gorbuth qui beurrait un morceau de pain grillé. Le couteau resta suspendu en l'air. "Tu as envie d'une tartine ?" Bien que son refus ne manquât pas de politesse, Julien en craignit l'écho. "Crois-tu que Sanctis s'amuse ici ?" Gorbuth accusa la ressemblance avec un corvidé. "Il s'est plaint de quelque chose ?" Il dévissa le couvercle du pot de confiture de prune et l'expression de son visage vagabonda entre bouderie et colère. "Je ne crois pas que tu doives t'inquiéter.
- Il doit nous trouver bien sérieux."
Gorbuth accompagna du regard Julien qui portait son bol vide dans l'évier. "Marie dort encore ?" Julien exécuta une brusque pirouette. "Il est tôt. Oui, elle dort encore.
- Dis-lui de se reposer sur les domestiques, elle sera moins fatiguée."
Le sourire espiègle invita Julien à la détente. "Gorbuth, tu n'es qu'un sale môme." Il se dirigea vers le mur de la cuisine où une fissure lui semblait s'être douloureusement élargie en une dizaine de jours. Il ne fallait manquer ni de temps ni d'argent pour honorer une propriété comme le Manoir. Il aurait fait venir le maçon de Morgueil sur le champ si les préoccupations du moment avaient été évacuées. Après avoir garni de confiture près de huit tartines, Gorbuth en enfournait une, presque entière, à renfort de café. La bouche encore pleine, il devança la question de Julien. "C'est pour Sanctis. On a toujours faim à son âge."

Sucre glace

Ballet assourdissant qui assiégeait mon cœur
Dont le nerf saignait sous les morsures d'airain,
Le chant me transportait, par ses accents moqueurs,
Au sein d'un souvenir moribond et lointain.

Le transistor diffusait une mélodie intitulée Frozen, vaguement désenchantée, étrangement apaisante, qui désignait à Marie ses plaies. Elle plongea dans l'eau glacée jusqu'au menton quand la musique cessa. Pour la première fois en huit ans révolus de vie commune, Julien avait délibérément passé la nuit éloigné d'elle. Le matin précédent, son regard avait brièvement marqué de l'incompréhension avant de s'éteindre. Le soir, il avait patiemment attendu dans l'obscurité de la Chambre Dorée, debout devant la fenêtre, dos tourné comme un paravent, que le dernier invité montât se coucher pour se rendre seul à la Chambre aux Masques. Marie appréhendait ces rapports policés et la fuite en avant. Elle se savait malhabile à vivre par elle-même. Elle accabla Mutin qui refusait la nouvelle donne puis jugea la menace de chaos prématurée.
Elle devait encore choisir sa tenue pour le déjeuner. Si seulement Julien lui pardonnait, si seulement il lui donnait à penser qu'il l'avait pardonnée, elle s'en remettrait à lui comme par le passé. Ayant fait coulisser le panneau du placard à vêtements, elle fripa entre ses doigts le tissu du tailleur qu'il lui avait offert lors de leur dernier séjour à Paris. Elle convoquerait tout son savoir-faire de magicienne à la reconquête de son mari. (.../...)