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Préface
Table des Matières

 
 

 

Cache-coeur

Dans la glace lui sourit
Une chouette moqueuse
Qui sombrement s'attendrit.
"Ma terrible ensorceleuse !"

Les secondes ou les minutes, Angèle ne se rendait plus compte, défilèrent sans effort. Le froid l'envahit dès que l'étreinte se desserra. Elle repoussa Cécile avec douceur et quitta le salon sans se retourner. Elle s'aida de la rampe du Grand Escalier et tituba jusqu'à la Chambre Blanche où elle s'enferma. Elle se précipita dans la salle de bains, inquiète du verdict du miroir. Au dîner, les crus raffinés de Julien avaient flatté son palais puis elle avait enchaîné sur un digestif dans le Petit Salon en compagnie de Silice, Cécile et Balkis. Les esprits avaient très vite embrasé l'atmosphère. Avec retenue d'abord, Balkis avait travaillé à convaincre Silice de l'escorter jusqu'à sa chambre tandis que Cécile s'était imperceptiblement rapprochée d'elle sur le divan. L'universitaire avait embrassé ses mains sans qu'elle ne songeât à les lui retirer. L'impudique scène de séduction interprétée par Balkis la fascinait. Cécile lui avait susurré à l'oreille d'oublier cette garce avant de lui donner un tendre baiser.
La glace lui renvoya son regard fissuré. Le visage, seul réceptacle des pensées contradictoires, trahissait la détresse insupportable. Angèle suivit la traversée fulgurante d'une larme et sa molaire s'éveilla à la douleur. Elle se ridiculisait à se reprocher des fautes qui n'existaient pas. Personne au Manoir ne la ferait souffrir. Elle devait apprendre à maîtriser la sensation de souillure permanente qui laissait croire à la primeur des sentiments. Elle s'assura d'avoir poussé le verrou de la chambre puis chercha dans son sac à mains un paquet de Silk Cut.

Le Chevalier et la Muette

Et toutefois en moi point ne défaut ni s'amoindrit ma grande passion mais toujours croît par obstination. Pernette de Guillet.

En 1537, Pierre des Tomberets mariait sa fille unique à Anne Le Beaussaint qui avait d'abord montré peu d'enthousiasme à s'unir à une infirme dont la populace ébruitait les fausses couches. Il avait finement obvié à ses dernières réticences : outre les pièces d'orfèvrerie, le bahut ciselé avec métier et le manteau d'hermine dont il couvrit lui-même les épaules de son héritière, il abandonna au chevalier le Manoir ainsi que l'usage de ses titres de noblesse. Il le rassura sur la santé de corps de la promise et son aptitude à la fonction de matrice. Le prétendant au visage droit avait enserré la main potelée dans son gantelet et consenti à la femme et la dot. Les vagissements de leur premier-né nommé Julien, conjugués à une gangrène foudroyante, expédièrent aussi sec le grand-père dans le caveau seigneurial.
Anne s'accoutuma, à la longue, au silence de sa femme. Observateur critique des courtisans pensionnés et de la foi réformée, il se rallia à la cabale des Templiers qui avait ressuscité dans la clandestinité une philosophie de guerre dirigée contre le faste monarchique. Il grava leur devise, Dieu et la mort pour bras, dans le marbre de la cheminée de son cabinet personnel et se prit à rêver de faits d'armes merveilleux. Quant à la Muette, elle savourait la mignardise et cajolait ses douces amies dans la Chambre aux Arcs. Le Chevalier de Morgueil ne s'étonna guère de l'intrusion de Marie Calicot dans leurs ébats. Le pacte conjugal devint néanmoins caduque la nuit où l'épée d'un Templier cocufié transperça Anne de part en part. Le respect de sa mémoire n'empêcha pas la Muette de pleurer davantage à la mort de sa favorite. Miné par les rivalités intestines, l'ordre belliqueux des nouveaux Templiers tomba en cendres sans avoir pris d'envol. (.../...)