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Préface
Table des Matières

 
 

 

Frères de sang

Sans toi, je serais mort.
Mes os prendraient la suie,
Mes dents perdraient leur or,
Je ne saurais qui suis.

Gorbuth marmonna quelques mots sans âme à l'attention de la vieille chouette qui l'épiait du haut de sa guérite. Sans doute jugeait-elle immature de chasser le chaton mais peu lui importait son opinion. Dans le Hall du Manoir, il revint à ce qui le préoccupait : qu'avait fait son frère depuis qu'il avait refusé de se promener avec lui dans le village de Morgueil ? Angèle, Mutin et Balkis badinaient dans le Salon Pourpre et n'avaient vu personne de tout l'après-midi. Il enjamba les marches de pierre du Grand Escalier et n'arrêta sa course qu'après avoir constaté le vide dans sa propre chambre et celle de Sanctis. Marie et Massacra, tout comme Cécile, s'étaient terrés dans leurs appartements. Julien et Silice chevauchaient dans le parc. Où donc était le petit frère ? Gorbuth s'apprêtait à explorer la Bibliothèque à l'étage inférieur quand son frère lui apparut sur le pallier de l'escalier. Trop souvent décontenancé par son comportement, il approcha à pas mesurés. Le frémissement de l'épaule sous sa paume dispersa aussitôt les craintes irraisonnées. "Mais enfin, d'où viens-tu ? Ca fait un quart d'heure que je te cherche." Sanctis tendit vers lui un visage absent. "Je lisais dans ma chambre." Ils marchèrent côte à côte jusqu'au Salon Pourpre d'où les éclats de voix fusaient étouffés. Gorbuth ne digérait pas le mensonge. L'aîné méritait le respect et il n'appartenait pas à Sanctis de modifier les lois universelles. Gorbuth se heurtait au flottement dans lequel celui-ci s'obstinait à évoluer. Jamais pourtant il ne mendierait une explication. Il aimait si profondément son cadet que son masque tragique marqua un rictus d'angoisse. Sanctis le dévisagea avec l'innocence juvénile qui était sa parure naturelle. Fort de cette réalité, Gorbuth l'embrassa sur les joues avant de se joindre aux autres.

Le Masque de Pierre

Il n'est que d'être bien couché. Clément Marot.

En 1522, Pierre des Tomberets et son épouse, Marie de Gerboise, emménageaient dans le château élevé sur l'emplacement du donjon délabré de Morgueil, dans le style clair de la première Renaissance. L'impatience du vieux chevalier n'avait cessé de s'accroître durant les cinq années de construction du Manoir qui représentait à ses yeux le refuge où il s'éteindrait, entouré des siens et de la fille unique que Dieu, dans sa providence, lui avait accordée en récompense de ses oeuvres de dévotion. A vrai dire, la paternité avait engendré un printemps où l'affaitage de son faucon et la quotité des banalités avaient plus de sens que le souvenir amer de la retraite de Fornoue. Marie ne se formalisa pas des paysannes de plus en plus jeunes, pucelles ou mariées, qui défilaient nuit après nuit dans la somptueuse Chambre aux Masques que le galantin avait destinée aux plaisirs. En vérité, ces jeux de chair ne la troublaient plus guère. Elle réservait au fruit de ses entrailles l'amour nécessaire qu'une mère était en droit de donner même si la gésine tardive l'avait autrefois davantage déconcertée que la Sarah biblique. Le Chevalier de Morgueil jalousait l'affection de son héritière pour sa mère. Puisqu'elle importait beaucoup pour lui, elle devait lui tendre le même miroir en retour. Le jour où Marie lui annonça sa nubilité, l'orgueil de Pierre en souffrit comme d'une trahison. Il s'enferma six jours d'affilée dans une chambre à la lumière vacillante d'un candélabre. Le septième jour, il rejoignit sa fille qui jouait avec une poupée à l'ombre d'un chêne et remonta l'étroit escalier de pierre en serrant la main potelée dans la sienne. Devant la Chambre aux Masques, il se pencha sur le frais minois aux joues d'alise. "La vie est dévoreuse d'innocence. Mon devoir est de t'apprendre à retenir la félicité." La chambre ne libéra l'enfant que le lendemain matin. Elle avait perdu l'usage de la parole. Sa mère s'était pendue à un arbre de la rouvraie. (.../...)